Comment l'autobiographie, mise en récit de la vie, d'une évolution de soi, peut-elle saisir l'unité du moi ? Comment les Mémoires d'une jeune fille rangée répondent-t-ils à l'ambition beauvoirienne d'embrasser l'ensemble de l'expérience, de réconcilier les différents moments recouverts par le moi, et de les ancrer dans la durée ? Comment le récit peut-il juxtaposer, voire superposer les moi passés et le moi présent ?
Le projet autobiographique est une donnée stable de la vie de Beauvoir. Il répond à une nécessité de se dire pour lutter contre la perte, et l'accomplissement de ce besoin est une forme de maintien de soi. Si la narration ressuscite dans le récit le moi passé dont le moi présent se dissocie avec ironie, la jeune fille rangée est toutefois mue par un élan vital qui l'achemine vers son épanouissement. La mise en récit restitue le mouvement de libération épousé par la jeune fille, tout en permettant au moi d'affirmer sa continuité au fil de cette évolution. Il s'agit de faire sentir cette progression du moi tout en en déployant les étapes, de saisir le moi passé dans toute sa profondeur, tout en le reliant à un mouvement qui l'achemine vers le moi présent. À bien des égards, l'autobiographie beauvoirienne s'apparente à une modalité de l'autoportrait. Le travail du style et l'unité de la voix, qui joue avec la diversité en maniant l'ironie et divers genres ou tonalités, tente de réconcilier les différents moi dans un seul énoncé. Le moi unifié n'est pas pour autant simplifié : restent des espaces de jeu, des zones d'ombre, des contradictions qui apportent de la profondeur à l'identité narrative, rendant justice à la richesse et à tous les possibles du moi (...)