Franchie chaque année par des millions de passagers en ferry ou en train, la frontière entre la France et le Royaume-Uni est aussi l’endroit où se croisent continuellement des milliers de tonnes de fret allant d’un État à l’autre. Régulièrement franchie sans difficulté et en toute sécurité par une première catégorie d’individus, composée de voyageurs et de transporteurs de marchandises dont la mobilité est considérée comme désirable, elle doit néanmoins se franchir clandestinement et à grands risques par une autre dont la mobilité est perçue comme indésirable, quand ce franchissement n’est pas simplement impossible. Depuis plus de trente ans, la présence en France de centaines de ressortissants d’États tiers, dont des réfugiés, souhaitant rejoindre le Royaume-Uni ou ayant échoué à le faire est un point névralgique récurrent du débat public. La convergence de ces ressortissants vers Calais et leur localisation à cet endroit précis, sans toutefois aucune intention d’y rester, sont perçues dans l’imaginaire collectif soit telle une fatalité, soit telle une situation hors de contrôle sur laquelle ni le temps, ni l’action politique ne pourraient avoir d’emprise. Cet état de fait est pourtant la conséquence directe de l’existence de ces « deux frontières » entre la France et le Royaume-Uni. Dépolitisée et dépassionnée, une analyse juridique de la situation permet en effet de comprendre que cette situation n’est que le résultat d’une construction juridique complexe mais intelligible. C’est par le droit, celui de l’Union européenne en l’occurrence, que le Royaume-Uni a élaboré une stratégie dite du « best of both worlds » (« meilleur des deux mondes ») qui consiste à appliquer les textes européens qui lui permettent de maintenir ces ressortissants hors du territoire britannique, sans appliquer ceux relatifs à leurs droits fondamentaux. C’est aussi par le droit que la France et le Royaume-Uni ont conclu, pendant plus de trente ans, des accords bilatéraux en violation du droit européen lato sensu, qui ont neutralisé et instrumentalisé les grands systèmes juridiques européens et internationaux, tels que Schengen, Dublin, la convention de Genève et la Convention européenne des droits de l’homme, dans l’indifférence ou avec la complaisance de l’Union européenne.