« Il faut toujours penser l'écriture en termes de musique », déclare Roland Barthes à son auditoire du Collège de France, le 2 février 1980, au cours d'un séminaire visant pour lui à explorer un projet qu'il vient de concevoir : celui d'écrire un roman. Barthes se propose pour cela de vivre l'écriture comme une activité purement manuelle et corporelle, semblable à celle d'un pianiste ou d'un chanteur. Un quart de siècle plus tôt, dans Le Degré zéro de l'écriture, il plaçait certes déjà le corps de l'écrivain à l'origine de son écriture (c'était la définition qu'il donnait du « style ») ; mais à cette époque-là, les impératifs formels de sa langue et les injonctions de sa culture avaient tôt fait de contraindre ce geste de l'écrivain et d'en annuler toute la valeur de sensualité. Si pourtant on décide de suivre Barthes dans ses réflexions sur la musique et sur l'écriture dans les vingt-cinq années à venir, on s'aperçoit que vers la fin des années 1970, tout a changé : le corps de l'auteur va pouvoir se réintroduire totalement dans son écriture, au point que le « roman » envisagé par Barthes deviendra ni plus ni moins que la projection sensible de sa chair. Il lui aura fallu pour cela réinventer l'écriture et se mettre à la pratiquer sur le mode de la musique, afin de faire vivre le langage par son corps. Et pour parvenir à restituer au sein d'un livre une totalité de culture et d'expérience vécue, l'idée de Barthes aura été d'« écrire une œuvre en ut majeur » : ainsi la tonalité, qui prête à la musique son uniformité perceptible caractéristique, aura pu agir de même comme un fluide unificateur à l'égard de son langage, de sa culture et des expériences de sa vie, de sorte que son corps puisse les garder sous la forme d'une seule mémoire sensible et les reproduire tout entiers, comme un chant familier.